AERE PERENNIUS


L’Étranger de Vincent d’Indy au Festival de Radio France

Opéra donné en version concert le 26 juillet 2010 au Corum de Montpellier



Ludovic Tézier (L’Étranger)
Cassandre Berthon (Vita)
Marius Brenciu (André)
Chœur d’enfants Opéra Junior & Chœur de Radio France
Orchestre National de Montpellier, direction Lawrence Foster


Les opéras de d’Indy (trois au bas mot, six si l’on compte Le Chant de la cloche, Attendez-moi sous l’orme et Le rêve de Cinyras) étaient considérés jadis comme des pièces maîtresses de l’art lyrique international. On plaçait Fervaal sur le même plan que Parsifal ou les opéras de Berlioz, on voyait dans la tempête de L’Étranger « la plus sublime de toute la musique » (Pierre Lalo), quant à La Légende de Saint Christophe, elle semblait dominer « tous les autres ouvrages [de d’Indy], comme la cathédrale domine les églises, les palais et les maisons de la ville bâtie autour d’elle » (Louis Laloy). Une étude approfondie ainsi qu’une écoute honnête et impartiale de ces trois opéras confirme largement ces dithyrambes du passé : il s’agit bien là de réalisations supérieures, dotées d’une instrumentation éblouissante, d’une déclamation lyrique très personnelle et proposant un assouplissement du système wagnérien du leitmotiv. Les thèmes, en effet, ou plutôt les authentiques mélodies qui sortent de l’imagination du compositeur sont confiées fréquemment à la voix, et non plus seulement à l’orchestre. Cet aspect est lourd d’heureuses conséquences : les héros et les héroïnes de d’Indy chantent véritablement et ne se contentent pas, comme dans tant d’œuvres lyriques du XXe siècle, de « contre-chanter » sur des motifs instrumentaux. On a largement exagéré, d’ailleurs, le caractère wagnérien des opéras du maître de la Schola Cantorum. Si Fervaal tient autant de Berlioz – en particulier pour l’orchestration – que de l’auteur de Tristan, L’Étranger apparaît depuis Montpellier comme une œuvre française pleinement dégagée, musicalement et même poétiquement, de l’influence de Wagner. Je sais que l’on a rapproché la fin de l’ouvrage du Vaisseau fantôme, mais le livret sensible, intime et resserré de d’Indy, par son audacieux mélange de naturalisme, de symbolisme franco-belge et de religiosité possède une personnalité bien spécifique. C’est ce caractère affirmé qui a certainement permis à Vincent d’Indy de se libérer de l’emprise wagnérienne – comme le pressentait Henri Duparc –, aidé par de réelles innovations musicales telles que l’emploi, au sein de l’œuvre lyrique, de chants populaires et de thèmes grégoriens.

Tout cela rend proprement honteux la totale absence des opéras de d’Indy, non seulement au concert (il y a malheureusement bien d’autres injustices) mais aussi au disque. Le Roi Arthus de Chausson, d’une esthétique comparable à Fervaal, a tout de même fait l’objet de trois intégrales discographiques : pas une seule, en revanche, n’a été consacrée à une œuvre lyrique de l’artiste cévenol. L’Étranger du 26 juillet dernier pourrait toutefois changer la donne : le chef d’orchestre Lawrence Foster, en effet, laisse entendre qu’un disque pourrait sortir dans les prochains mois, comme c’est parfois le cas pour les productions de Radio France. Espérons-le car la version donnée au Corum de Montpellier était d’une haute tenue artistique : un grand Ludovic Tézier, une Cassandre Berthon certes plus effacée mais qui devrait faire une belle Vita par le truchement des micros et surtout un orchestre de Montpellier aujourd’hui souverain, dirigé avec chaleur et conviction par Lawrence Foster. Le magnifique interlude, toutefois, m’a semblé trop rapide et je pense qu’il aurait fort déplu au compositeur qui lui accordait une importance justifiée, recommandant d’amples tempi. Mais la passion de Foster pour cette musique était, partout ailleurs, hautement communicative : il a tenu ainsi, dans un geste admirable, à faire applaudir la partition de d’Indy, tenue à bout de bras à la fin du concert. On comprend aisément son enthousiasme devant l’instrumentation de L’Étranger : car si Fervaal laissait entendre par moments l’orchestre de Wagner, c’est à la grande tradition française dont d’Indy fut l’un des principaux initiateurs que l’on ne cesse de songer. L’introduction maritime, la coda de l’acte I, l’interlude orchestral et toute la tempête – qui annonce le Florent Schmitt de la Tragédie de Salomé – sont autant de chefs-d’œuvre caractéristiques de l’orchestre français : individualisation des instruments, rôle prépondérant des bois, trompettes préférées aux trombones… etc. (on trouve d’ailleurs une utilisation de la trompette soliste, à la fin de l’opéra de d’Indy, dont Debussy saura se souvenir dans La Mer). Je ne sais si cette tempête de L’Étranger est réellement « la plus sublime de toute la musique », mais il ne fait aucun doute qu’il s’agit là de pages formidables. Nous n’avons pas à faire, ici, à un bref et violent orage défini dans le temps, mais à une montée très progressive des nuages, de la houle et du vent, un changement palpable de couleur orchestrale et d’intensité qui s’étend sur toute la fin de l’opéra. La force d’un crescendo de cette ampleur, quand on possède le génie orchestral d’un Vincent d’Indy, est phénoménale.

Quant à la déclamation lyrique du musicien cévenol, qui a toutes les chances d’être mal comprise, elle me semble admirable. Les sauts fréquents, les grandes amplitudes, les modulations abruptes, les accords surprenants peuvent dérouter au premier abord. Mais que l’auditeur écoute et réécoute cette musique très travaillée, et il finira par percevoir tout à la fois la modernité et l’originalité d’une écriture vocale transcendante. D’ailleurs je ne vois pas pourquoi, ayant admis la vocalité des opéras de Debussy et de Dukas, de Berg et de Janacek, on ne comprendrait pas celle, si savamment sculptée, de d’Indy. Il serait intéressant de faire une étude comparée, chez Chausson et d’Indy, du traitement de la voix : tous les deux aiment passionnément la modulation – qui est une arme magique dans la plume d’un compositeur –, mais autant Chausson l’emploie avec douceur, arrondissant les angles et créant une pâte orchestrale qui n’est pas sans évoquer Wagner (du moins dans Le Roi Arthus), autant d’Indy est plus rêche, plus abrupt, plus mâle de pensée, ses lignes vocales brisent plus qu’elles n’enrobent et gagnent peut-être ainsi en originalité. On ne saura jamais, malheureusement, à quoi aurait pu ressembler le deuxième opéra de Chausson mais il est probable que celui-ci, suivant la voie des Serres chaudes, se serait davantage rapproché d’un Pelléas et Mélisande ou d’un Ariane et Barbe-Bleue. D’Indy, pour sa part, est resté résolument fidèle aux idéaux franckistes : ceux-ci lui ont permis, à l’inverse de Chausson, de fortifier sa personnalité et de réaliser les espoirs que Duparc plaçait en lui, dès la création du Chant de la Cloche : « tu es parmi nous un des rares, écrivait Duparc en 1885, – sinon le seul – qui, par le talent, la tournure d’esprit, la situation acquise et l’énergie, puisse donner à notre théâtre lyrique le grand coup de pioche libérateur ». A chaque drame musical, en effet, Fervaal, L’Étranger, Saint Christophe, le coup de pioche sera plus profondément donné et l’on comprend l’émotion du même Duparc lorsque, heureux d’avoir vu juste, il écrit à d’Indy en juin 1920 :

« Quelqu’un qui n’a qu’une passion : la musique et qui ne peut plus s’y adonner parce que mutilé, revient de La Légende de Saint Christophe. Un seul mot : c’est beau et cela suffit entre gens qui se comprennent et qui sont initiés. La France s’enrichit d’un chef d’œuvre incontestable de plus ».

Il est grand temps, nous aussi, de ne plus contester le génie musical et dramatique de Vincent d’Indy.



Jean-Philippe Dartevel (Montpellier, 30 juillet 2010, tous droits réservés)





Jean-Philippe Dartevel est musicographe. Il a publié de nombreux articles sur les quatuors à cordes de l'école française dans la revue Notes en écho et donne régulièrement des conférences (Berlioz, d'Indy, Prokofiev...). Auteur des Sous-bois de l'Europe symphonique, ouvrage paru aux Éditions de la Fenestrelle, il s'est aussi penché sur les rapports artistiques entre Wagner et Berlioz, puis Wagner et Meyerbeer, dans deux conférences proposées au Carré d'Art de Nîmes.









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